Une Maison à Bruxelles – Par «Wu-Han Clan»

 

 

Chères amies, chers amis, de Bruxelles et d’ailleurs.

 

Vous nous manquez.

Quelques jours suffisent, quand on se sent vivre une épreuve commune mais séparément, pour attiser la soif de se voir, de se toucher. Et, en effet, ça fait tellement de bien de croiser l’une ou l’un d’entre vous, même de loin, au détour d’un parc, ou à l’occasion de l’organisation d’une collecte alimentaire. Quels éclats de joie dans certains yeux! Quelle frustration, quand bien même nous l’avons aussi décidé, de ne pas s’embrasser! Et quelle fébrilité dans les paroles, les histoires, les nouvelles…!

Mais c’est chaque fois trop court, comme un instant volé, un plaisir teinté d’illégitimité ; chaque fois difficile de retourner s’isoler, même à plusieurs, et malgré l’évidence que nous pourrions nous revoir le lendemain, et le surlendemain encore, tellement la vie s’est, par endroits, comme recroquevillée.

Alors nous vous écrivons, comme nous nous le sommes proposé avec certaines et certains d’entre vous. Nous vous témoignons, depuis la maison que nous habitons, en essayant de nous tenir au plus près de ce que nous vivons au quotidien, de nos questionnements, nos expériences, nos attachements et des multiples manières dont cette situation inédite nous saisit.

Peut-être aurez-vous, vous aussi, envie de nous raconter où vous en êtes, ce qui tisse vos journées; comment vous essayez possiblement de jongler avec les mesures, les élans, la crainte, l’ennui, le doute, le soleil, le son et l’image de merde de la visioconférence, le calme, les sorties – les amendes? –, les actions, et… les enfants.

Soit dit en passant, nous considérons notre situation, à nous qui écrivons, comme particulièrement confortable. Vivant à plusieurs, dans une grande maison collective, entre adultes et enfants en relativement bonne santé, touchant mensuellement des allocations, et sur un mode où nous nous organisons habituellement en commun sur divers aspects. De plus, nous nous estimons peu exposées et peu vulnérables au virus, surtout depuis que trois autres personnes qui vivent avec nous, beaucoup plus exposées, ont décidé de s’installer temporairement ailleurs.

Toutefois, nous faisons aussi face à des défis et supposons que la situation va durer, voire se tendre. Nous savons que beaucoup d’entre vous sont dans ce cas, et nous raconter nos histoires peut être précieux dans un contexte où nous cherchons à garder un peu pied par rapport à ce qui nous arrive et à anticiper les semaines à venir.

La chronologie de nos réactions aux événements successifs de ces derniers jours n’est déjà plus très claire dans nos esprits. Nous nous rappelons par contre comment les premières mesures du vendredi 13 mars ont vite transformé les discussions de comptoir – nourries par l’épidémie en Chine, par son arrivée en Europe assortie de mesures dans des pays voisins, puis par les recommandations du Conseil National de Sécurité (C.N.S.) sur l’interdiction des rassemblements de foule – en préoccupations très pratiques, immédiates et manifestes, que nous voulons partager avec vous.

À partir de cette date, se sont enchaînées rapidement : les décisions des trois habitants mentionnés plus haut, travaillant en «première ligne» ou de retour d’une région à forte densité virale, de se confiner ailleurs pour nous préserver; le report indéterminé du déménagement à l’étranger de trois d’entre nous prévu fin mars; le confinement du plus âgé des enfants de la maison dans l’autre moitié de sa famille; et, surtout, la fermeture des écoles le jour même de la rentrée en maternel du second  et la fin de la crèche pour la troisième… Stupeur!

Dès le premier dimanche, alors que nous nous réunissions, au milieu du chahut enfantin, pour tenter de penser ce qui était en train de se passer, nous avons été avant tout prises de court par cette question : comment vivre en isolement et à huis clos presque continu (ni école, ni voyage, ni grands-parents, ni crèche, ni socialité évidente), à temps plein, avec un enfant de maternelle et un bébé, tout en gardant une certaine disponibilité à la situation plus large?


La nécessité nous a poussées à nous réorganiser et à finalement vivre ce que nous voulions faire depuis longtemps mais que nous n’avions jamais réussi à mettre vraiment en place : un relais soutenu de présences aux enfants et une alternative – bien que, vu les circonstances, très privée – à la crèche et à l’école. Nous avons mis plusieurs jours à nous ajuster, à trouver à la fois un rythme et une souplesse qui permettent à chacune d’être relativement disponible à ce qui lui importe, enfant comme adulte. Et ce n’est pas encore gagné…

Nous avons l’impression d’avoir mis un moment à prendre cette histoire de virus un peu au sérieux. Par désinvolture, défiance à l’égard de ce qui sort d’une radio, ou juste du fait d’être préoccupées par ailleurs? Un peu tout cela, peut-être. Quoi qu’il en soit, nous avons été rapidement dégrisées alors que l’épidémie et ses conséquences devenaient de plus en plus concrètes, via les messages échangés ou dans la déferlante d’articles que nous peinions à assimiler. Parmi les premiers messages relayés largement, se trouvait une «fake news» qui a d’emblée avivé une vigilance collective quant à la nécessité de confronter et de trier les sources d’information dans un contexte où certains de nos gestes quotidiens des semaines suivantes – et aussi, quelque part, notre santé – allaient en dépendre.

Nous étions également en lien régulier avec une amie proche, formée en épidémiologie, qui travaille dans un hôpital bruxellois et baignait dans une ambiance médicale de mobilisation générale où les courbes exponentielles tenaient lieu de boussole. Elle nous enjoignait à nous protéger des contacts viraux et nous a aidées à prendre rapidement la pleine mesure de la question sanitaire, en nous renseignant sur les statistiques de contamination et de décès, et en insistant sur le maillon faible que constitue, aujourd’hui encore, le manque de respirateurs et de lits en réanimation dans les hôpitaux.

Suite à toutes ces discussions, nous avons plus pratiquement cherché un agencement, plausible à long-terme, entre les précautions et la vie que nous menions jusque là dans la maison. Il nous a semblé évident de ne pas entraver nos liens, et d’assumer que, si l’une ou l’un de nous était infectée, les autres le seraient probablement aussi. Indéniablement, nous avons aussi imposé cette décision et, donc, cette probabilité aux jeunes enfants ; nous appuyant, en partie, sur les nombreuses constatations de l’innocuité relative du virus pour eux, et, pour le reste, par habitude.

Nous avons ensuite mis en place une routine simple de sortie et de retour à la maison. Pour le moment, ça se résume, lors des sorties, au maintien d’une distance physique avec les personnes extérieures, et à l’évitement de contact surfaces-mains et mains-visage ; puis, dès le retour, au lavage des mains, des poignées de portes entre l’entrée et l’évier, et des objets suspects amenés. En gros, ça commençait à rouler pour nous, dans la maison, et nous parvenions à rétablir une certaine sérénité, voire une assurance, lors des sorties quotidiennes.

Nous avons progressivement réalisé que cette situation allait, a priori, durer bien plus longtemps que les trois semaines annoncées. Nous nous sommes mis en tête que ce huis clos, même partiel, était propice aux tensions, d’autant plus dans une maison avec des enfants en bas âge et où le passage et les visites faisaient, jusque là, partie de la normalité. Nous avons donc essayé d’être plus vigilantes qu’à l’ordinaire quant à nos états et nos relations, de nous donner quotidiennement des nouvelles et d’en tenir compte de manière plus rapide. Mais cela pourrait s’avérer insuffisant pour affronter les mois à venir.

Nous nous sommes demandé comment faire en sorte que la distanciation physique n’entraîne pas l’assèchement social. Maintenir les enfants, comme nous-mêmes, dans ce relatif isolement nous est devenu de plus en plus difficile, malgré toutes nos attentions. Nous voulions qu’ils puissent revoir des amies et amis de leur âge sans qu’il soit question de contrainte en termes de distance physique – de toute façon absurde à appliquer pratiquement pour des enfants jouant ensemble.

Nos premiers élans, suite à l’annonce de la fermeture des écoles, de proposer une sorte de garderie collective et tournante à la maison, ont tourné court face à la perception de plus en plus aigüe de la situation sanitaire.

Une piste nous est venue d’échos entre des pratiques de sécurité informatique, de la clandestinité politique, et du milieu médical. Concernant le virus, notre amie nous avait expliqué comment les personnes exposées parmi le personnel procédaient pour éviter que tous les membres du service ne tombent malades les unes et les uns après les autres : former des équipes fixes, sans contact entre elles, qui se relaient. Ainsi, si l’une d’elle venait à être progressivement infectée et mise en quarantaine, les autres continuaient à assurer la viabilité du service.

Une copine à nous se retrouvant confinée seule avec sa fille et sans famille alentours, nous avons imaginé constituer avec elles un «groupe tactile» élargi (chez nous ou entre les deux habitations). Cette proposition, nous l’avons aussi faite à d’autres personnes – peu vulnérables et peu exposées au virus – avec lesquelles nous voulons garder contact. Elle permet de prendre pour soi-même le risque de se côtoyer « comme avant », tout en limitant – dans la mesure de la rigueur des précautions observées lors des sorties – la hausse du risque de propagation du virus au-delà de ce groupe tactile exclusif.

Un groupe élargi composé de personnes proches et d’autres plus isolées nous semble pertinent pour affronter des semaines de confinement alors que nous ne savons pas comment le vent va tourner.

Laisser passer, entre le début du confinement et le moment de rejoindre le groupe, un nombre de jours correspondant à la durée moyenne de contagiosité réduit aussi le risque d’y introduire le virus. Nous restons vigilantes quant au fait que nous avons affaire là à des probabilités, et que c’est aussi une histoire de «compromis» – oui, certes, comme pour certaines des mesures gouvernementales.

Ce mouvement d’ouverture ravive toutefois nos questionnements quant à la manière dont nos perceptions du risque évoluent au quotidien.

Depuis notre relatif confort nous entendons aussi les questions plus compliquées qui se posent pour beaucoup d’amis et de voisins, qui vivent avec des personnes à la santé fragile ou avec des aînés, qui vivent seules, ou qui sont beaucoup plus précaires financièrement et matériellement. Ces échos viennent régulièrement ranimer pour nous des enjeux importants de la situation présente.

Nous réalisons déjà qu’avec ces quelques jours écoulés, une forme d’habitude a remplacé le défi – qui lui-même avait conjuré la sidération –, et que nous oublions parfois de tenir ce qui était convenu en terme d’organisation. Cette balance entre détermination et normalisation nous interroge.

Il nous semble évident que maintenir un cap au niveau de l’information est l’une des manières à la fois de nous garder des effets de paralysie produits par les discours spectaculaires et alarmistes, et de continuer à interroger les implications des décisions stratégiques du C.N.S. (manque criant d’anticipation, confinement coercitif indifférencié plutôt que dépistage à grande échelle et quarantaine, maintien en activité de secteurs non essentiels…). Cela nous prend beaucoup de temps d’acquérir des connaissances fines des mécanismes et des probabilités de propagation et d’infection, de ce que peut ou non le virus, du rôle de l’immunité puis des différentes mesures de prévention et, plus généralement, du degré de gravité de l’épidémie. D’autant plus quand chaque jour amène son lot d’informations et de préoccupations, et que la perception de la situation comme les décisions qui en découlent se transforment en fonction de leur actualisation.

Arriver à tenir compte de tous ces paramètres est la condition pour fabriquer une certaine autonomie d’action et faire face au virus, comme au confinement, en prenant ensemble des décisions concernant les pratiques de précaution sanitaire, indépendamment de recommandations officielles parfois vagues et contradictoires. Échanger nos expériences et nos récits, même succinctement, nous semble aussi une manière de prendre soin de ce qui nous arrive.

Voilà à peu près où nous en sommes pour le moment, une semaine après le début du confinement.

 

Ça nous fait du bien de vous écrire.
Nous avons hâte d’avoir de vos nouvelles,
et nous vous embrassons contagieusement.

 

Une maison à Bruxelles, le 22 mars 2020

 

 

 

 

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